6

Constance Greene savait que les moines de Gsalrig Chongg vivaient selon un rythme de meditation, d’etude et de sommeil bien precis, interrompu par deux repas. Conformement a une habitude millenaire, ils se couchaient chaque soir a 20 heures et se levaient a 1 heure quoi qu’il arrive, et elle pouvait etre assuree de ne croiser personne au cours de ces quelques heures de repit.

A minuit precis, elle repoussa la peau de yak qui lui servait de couverture et s’assit sur son lit, ainsi qu’elle l’avait fait les trois nuits precedentes. Seule lui parvenait la plainte du vent glissant entre les piliers des pavillons exterieurs. Sans un bruit, elle se leva et enfila sa tunique. La cellule etait glaciale. Elle s’approcha de la fenetre et poussa le volet de bois. Faute de vitre, un courant d’air vif penetra dans la piece. La nuit etait d’encre et une maigre etoile luisait faiblement au firmament.

Elle referma la fenetre et gagna la porte. Sur le seuil, elle s’arreta en tendant l’oreille. Tout etait calme. Elle poussa le battant, traversa un palier et remonta le couloir donnant sur l’entree du monastere. Les moulins a priere chantaient leur sempiternelle louange aux cieux. Quelques instants plus tard, Constance s’enfoncait dans le dedale des corridors du monastere, a la recherche de l’anachorete charge de garder l’entree du sanctuaire secret. Pendergast lui avait bien indique l’endroit ou se trouvait sa cellule, mais le monastere etait si etendu et les couloirs si enchevetres qu’elle n’avait pas encore reussi a le localiser apres plusieurs nuits de recherche.

Ce soir, pourtant, apres avoir longtemps tourne en rond, elle denicha enfin le mur de pierre polie derriere lequel etait emmure Termite. La brique mobile etait a sa place, ses aretes mangees par de frequentes utilisations. Constance la gratta du doigt a diverses reprises et attendit. Les minutes s’ecoulerent avant que la brique bouge legerement et pivote avec un raclement. Deux doigts decharnes apparurent dans l’obscurite, semblables a des vers blancs interminables, qui acheverent de deplacer la brique en degageant dans le mur une petite ouverture.

Constance avait longuement peaufine dans sa tete une phrase en tibetain qu’elle lacha dans un murmure en approchant sa bouche du trou.

— Je voudrais penetrer dans le monastere interieur.

Aussitot, elle tourna la tete et posa l’oreille contre le mur.

Un chuchotement d’insecte lui repondit et elle dut faire un effort pour comprendre.

— Vous savez que c’est interdit ?

— Oui, mais…

A sa grande surprise, un petit pan de mur s’ecarta en grincant avant qu’elle ait pu achever sa phrase, devoilant un couloir plonge dans le noir. Contre toute attente, l’anachorete avait decide de lui ouvrir avant meme d’avoir entendu l’explication qu’elle avait soigneusement preparee.

La jeune femme s’agenouilla, alluma un baton d’encens lumineux, se releva et penetra dans le boyau tandis que le pan de mur se refermait derriere elle. Il flottait dans le couloir une forte odeur de moisi et de pierre humide, a laquelle se melait un parfum resineux ecoeurant. Une brume d’encens traversait l’air.

Elle avanca lentement et la flamme de son baton lumineux menaca un instant de s’eteindre avant d’eclairer chichement les representations de divinites etranges et de demons dansants peints sur les murs.

Le sanctuaire secret, concu a l’origine pour accueillir beaucoup plus de moines qu’aujourd’hui, etait aussi vaste que desert. Sans savoir ou elle allait, guidee par sa seule volonte de retrouver le moine avec lequel s’etait entretenu Pendergast, elle s’enfonca au hasard des souterrains, traversant de grandes pieces vides aux parois recouvertes de thangkas et de mandatas a demi effaces par le temps. L’une des salles renfermait une statue du Bouddha rongee de vert-de-gris devant laquelle s’egouttait lentement une bougie. Le baton lumineux montrant des signes de fatigue, elle en tira un autre de sa poche et l’alluma, ravivant l’odeur de bois de santal qui la suivait.

Au detour d’un couloir, elle s’arreta net en apercevant dans la penombre un moine de grande taille et d’une extreme maigreur, vetu d’une tunique en lambeaux, qui l’observait de ses yeux creux avec un regard d’une intensite derangeante. Elle se planta devant lui et ils resterent longtemps immobiles sans prononcer une parole.

Constance se decida enfin a retirer sa capuche et ses cheveux bruns roulerent sur ses epaules.

Les yeux du moine s’agrandirent insensiblement, mais il conserva le silence.

— Salut a vous, declara Constance en tibetain.

Le moine inclina tres legerement la tete tout en continuant a la devorer des yeux.

— L’Agozyen, dit-elle, sans que ce mot provoque davantage de reaction chez le moine. Je suis venue avec une question : qu’est-ce que l’Agozyen ?

Elle s’exprimait de facon hachee, rassemblant toutes ses faibles connaissances de la langue tibetaine.

— Pourquoi es-tu la, petit moine ? demanda-t-il d’une voix douce.

Constance fit un pas dans sa direction.

— Qu’est-ce que l’Agozyen ? repeta-t-elle sur un ton plus ferme.

Il ferma les yeux.

— Ton esprit est en effervescence, petite chose.

— Je dois savoir.

— Tu dois, repeta-t-il.

— Quel est le pouvoir de l’Agozyen ?

Il commenca par rouvrir les yeux, puis il tourna les talons et s’eloigna. Apres un instant d’hesitation, elle le suivit.

Le moine l’entraina dans un dedale de coursives, d’escaliers, de souterrains grossierement tailles dans la roche et de grandes pieces aux murs recouverts de fresques. Enfin, il s’arreta devant un portique en pierre duquel pendait un rideau de soie orange. Il l’ecarta et Constance decouvrit avec etonnement trois moines assis sur des bancs de pierre, reunis comme pour tenir conseil face a un bouddha dore, assis en tailleur, eclaire par quelques bougies.

L’un des moines se leva.

— Entre, je t’en prie, dit-il dans un anglais excellent.

Constance s’inclina poliment. On aurait pu croire qu’ils attendaient sa visite, mais c’etait impossible. Comment auraient-ils pu deviner ses intentions ? Elle ne voyait pourtant aucune autre explication logique.

— Je suis l’eleve du lama Tsering, annonca-t-elle, heureuse de pouvoir s’exprimer dans sa langue.

L’homme hocha la tete.

— Je voudrais en savoir plus au sujet de l’Agozyen, expliqua-t-elle.

L’homme se tourna vers ses compagnons et leur parla en tibetain. Constance tendit l’oreille, mais il s’exprimait d’une voix trop faible pour qu’elle puisse saisir le sens de ses paroles. Puis, le moine s’adressa a nouveau a elle.

— Le lama Thubten a dit tout ce qu’il savait au detective.

— Je suis desolee, mais je ne vous crois pas.

Le moine, un instant deroute par sa franchise, ne tarda pas a se reprendre.

— Pourquoi dis-tu cela, mon enfant ?

Il faisait un froid glacial dans la piece et la jeune femme frissonna.

— Vous ne savez peut-etre pas precisement ce qu’est l’Agozyen, dit-elle en serrant contre elle les pans de sa tunique, mais vous savez a quoi il devra servir. Le jour venu.

— Le moment n’est pas encore arrive de le reveler. L’Agozyen nous a ete enleve.

— Vous voulez dire qu’il vous a ete enleve trop tot ?

Le moine secoua la tete.

— Nous en etions les gardiens. Il est imperatif qu’il nous soit retourne avant que…

Il s’arreta.

— Avant que quoi ?

Le moine secoua la tete, la penombre accentuant la gravite de ses traits ascetiques.

— J’ai imperativement besoin d’en savoir plus. Il s’agit d’aider Pendergast, de nous aider a retrouver cet objet. Je m’engage a n’en parler a personne d’autre que lui.

— Fermons les yeux et meditons, repliqua le moine. Meditons et prions pour qu’il nous soit promptement retourne.

Constance s’appliqua a conserver son calme. Son interlocuteur avait raison, elle se conduisait de facon impulsive. Son comportement ne pouvait pas manquer de choquer les moines, mais elle avait fait une promesse a Aloysius et elle comptait fermement s’y tenir.

Le moine entama une psalmodie, aussitot imite par ses compagnons. Enveloppee par l’etrange murmure hypnotique, Constance sentit peu a peu disparaitre le sentiment de frustration qui l’etreignait, avec la fluidite d’un liquide s’echappant d’un recipient perce. L’envie d’en apprendre davantage et de remplir la mission confiee par Pendergast s’attenuait deja tandis qu’une impression de serenite s’emparait progressivement d’elle.

Les moines se turent et Constance rouvrit lentement les yeux.

— Souhaites-tu toujours aussi ardemment connaitre la reponse a ta question ?

Constance laissa s’ecouler un long moment de silence, se souvenant des enseignements de son maitre sur la maitrise du desir. Elle baissa humblement la tete.

— Non, mentit-elle, plus anxieuse que jamais de recueillir les renseignements dont elle avait besoin.

Le moine lui adressa un sourire.

— Tu as encore beaucoup a apprendre, petit moine. Nous savons fort bien a quel point tu desires savoir, et nous savons aussi a quel point ce savoir te sera utile. Mais il peut se reveler bien dangereux pour toi. Le renseignement que tu recherches est grandement perilleux. Il a le pouvoir de detruire ta vie, mais aussi ton ame. Il pourrait bien te priver de la connaissance a tout jamais.

Constance releva la tete.

— J’en ai besoin.

— Nous ne savons pas ce qu’est l’Agozyen. Nous ne savons pas de quelle partie de l’Inde il nous vient. Nous ne savons pas qui en est le createur. Nous savons en revanche pourquoi il a ete cree.

Constance attendait la suite.

— Il a ete cree pour executer une vengeance terrible.

— Une vengeance ? Mais quelle vengeance ?

— L’Agozyen servira un jour a purifier cette terre.

Pour une raison qu’elle s’expliquait mal, Constance n’etait plus tellement sure de vouloir connaitre la suite. Elle se forca neanmoins a demander :

— Purifier la terre… de quelle facon ?

L’expression de gravite qui n’avait pas quitte le visage du moine laissa place a une tristesse insondable.

— Je suis sincerement desole de deposer sur tes epaules le poids d’un secret aussi cruel. Le jour ou notre terre se noiera dans une mer d’egoisme, de cupidite, de violence et de mal, l’Agozyen viendra la delivrer de son fardeau humain.

La gorge de Constance se serra.

— Je ne comprends pas.

— Il purifiera entierement la terre de son fardeau humain, repondit le moine d’une voix sourde. Alors, tout pourra recommencer.

[Aloysius Pendergast 08] Croisière maudite
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